Émue et révoltée par le suicide de plusieurs employés de France -Télécom, Sabine Artmann entame une série d’œuvres qu’elle a intitulée Karl M. in de mind.
Elle ne prendra pas le pinceau pour fustiger la cruauté d’une société abusive, comme l’impétueux Goya et le terrible Picasso. Sa révolte n’as rien d’un cri démonstratif. Elle met en marche d’autres rouages car ce qu’elle nous donne à voir sont des images suggestives, c’est un étrange vrombissement.
Sur des feuilles d’aluminium fines et légères dont l’aspect gris et luisant grésille déjà à nos yeux, elle imprime à l’huile, dans une technique bien à elle, des colonnes d’écritures, mécanismes, rouages et manuscrits.
On croit entendre les cliquetis des touches des anciennes machines à écrire, le froissement du stylo sur la feuille vierge dans la chambre silencieuse d’un écrivain, le claquement des rouages en marche d’une imprimerie ou d’une manufacture, comme un murmure sourd qui se lève, dans un film en noir et blanc.
Mais dans ses toiles, la couleur palpite cependant, pâle et douce comme la lumière d’une lampe de chevet. Des calligraphies à l’encre noire mystérieuses et insistantes tel le langage d’un vol prophétique d’oiseaux rappellent les lignes serpentines dans l’univers poétique de Kandinsky.
Sa démarche essentiellement conceptuelle nous fait oublier qu’au fond, à l’instar d’un Gustave Courbet, c’est du rapport de l’homme engloutit par le système d’une société injuste dont elle nous parle.
Elle évoque le commencement de l’ère industrielle. La machine qui vibre accompagnant la main et les bras de ceux qui travaillent en usine. La lettre d’imprimerie accompagne la pensée de ceux qui réfléchissent, l’infrastructure et la superstructure, Sabine Artmann rend hommage délicatement et poétiquement à la pensée sur la condition de l’être humain du philosophe allemand Karl Max.
Bien entendu une peinture ne rend pas compte des choses de la même manière qu’un pamphlet et qu’une caricature. Engagée ou pas, une peinture reste avant tout une œuvre d’art où la forme et le contenu entraînent la mémoire dans l’imaginaire, prenant à partie l’intimité de notre subjectivité.
« Nous avons besoin d’histoire », écrit Frédérique Nietzsche mais nous en avons besoin autrement que le flâneur des jardins du savoir.» Seuls les artistes et les poètes dépassent les circonvolutions de l’analyse. Le pouvoir évocatoire de leur art nous apporte à travers l’émotion l’ouverture sur un monde passé qui annonce le futur.
Pour éveiller le passé, la métaphore visuelle de Sabine Artmann est construite autour de la trace : Spun en allemand.
Sur le fond de ses toiles, parmi les écritures sibyllines que l’on descelle, le questionnement que l’on a posé aux employeurs de France Télécom côtoie les manuscrits de Karl Marx. La fonction de la trace comme métaphore dans les œuvres de cette artiste allemande marque ce que Walter Benjamin appelle « le rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre ».
Les Karl M. in de mind de Sabine Artman ouvre subtilement une fenêtre sur cette histoire invisible qui vit et agit en nous, et nous parle d’espoir.
Ileana Cornea, Paris mai 2010