Auguste RODIN – La Baiser

« Le Baiser » d’Auguste Rodin figure en bonne place dans notre encyclopédie sonore qui mêle courants artistiques du XXè siècle, artistes majeurs de l’histoire de l’art, et artistes d’aujourd’hui que nous aimerions vous faire découvrir.
Lauranne Corneau vous invite à écouter cette expression la plus aboutie d’un thème éternel et universel, l’amour…

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Texte intégral du commentaire, par Lauranne Corneau :

Auguste Rodin, « Le Baiser »

 Le Baiser… Sans doute l’oeuvre la plus connue d’Auguste Rodin, cet illustre artiste français qui a révolutionné la sculpture du XIXe finissant… Une oeuvre admirable, qui est souvent perçue comme l’expression la plus aboutie d’un thème éternel et universel : l’amour.

Et pourtant, ce voile de poésie qui entoure et protège l’oeuvre nous a fait oublier que les intentions de Rodin sont ailleurs. Saviez-vous que 7 ans après sa création, Le Baiser fut présenté à Chicago lors d’une exposition, et fut jugée si indécent par le public qu’on le cacha dans une salle fermée à clé ! Comment une image aussi douce peut-elle avoir autant déchainé la critique ? Revenons à l’histoire de cette oeuvre complexe afin de mieux le comprendre…

En 1886, alors qu’il vit une passion dévorante avec son élève et sa muse Camille Claudel, Rodin s’inspire de sa vie personnelle dans la réalisation d’une oeuvre qu’il souhaitait montrer l’année suivante, au Salon officiel – la seule opportunité pour un artiste, à l’époque, de se faire connaître.

Le sujet qu’il choisit est très classique : il s’agit d’un homme et d’une femme en pleine étreinte, sur le point de s’embrasser. L’amour a de tous temps inspiré de nombreux artistes, qu’il s’agisse d’un amour humain, divin voire érotique. L’interprétation qu’en livre Rodin est cependant nouvelle : il ne s’agit pas d’un amour serein et idyllique. Regardez la position du corps féminin : il se plie, se renverse, pose une jambe sur celle de l’homme dont attire le visage avec son bras. C’est un corps envahissant. Maintenant, observez attentivement la réaction masculine : le dos de l’homme est raide, presque figé, ses mains hésite à saisir la femme par les hanches. Enfin, la crispation de ses orteils nous laisse deviner qu’au contraire de sa compagne, vue comme une tentatrice, l’homme ne s’abandonne pas. La fougue de l’amoureuse l’a pris au piège !

Au même moment, Rodin travaille à un projet d’envergure qui l’occupera presque toute sa vie. Il s’agit de la Porte de l’Enfer, sur laquelle il a fait vivre tout un univers de personnages déchus, qu’il représente également dans des groupes sculptés isolés. Il s’inspire ici de l’histoire médiévale de Paolo et Francesca : celle d’une belle jeune femme qui fut contrainte d’épouser un homme âgé, laid et boiteux. Malheureuse en amour, Francesca s’éprit du jeune frère de son mari, Paolo, qui l’aimait en retour. Mais arriva le jour où ils succombèrent à la tentation et furent surpris par le mari qui, fou de rage, les tua tous les deux. Rodin, au contraire d’autres artistes, n’a pas choisi de montrer la dimension tragique de cet épisode, mais plus volontiers d’en révéler la teneur psychologique. Il choisit à dessein le moment d’avant le péché, d’avant le baiser, et y oppose deux forces contradictoires : celle de l’abandon, et celle de l’hésitation et de la culpabilité.

Mais qu’y a-t-il de véritablement choquant dans cette oeuvre ? La nudité ? non, elle était déjà de mise dans la sculpture antique. L’instant choisi ? Dans une moindre mesure, oui, car l’amour dépeint ici, nous l’avons vu, n’est pas celle d’un bonheur partagé. Il met plutôt l’accent sur un cas de conscience et frôle ainsi l’image érotique. C’est surtout le titre qui a gêné les visiteurs du Salon de 1887 : il ne fait en aucun cas référence à l’histoire que je vous ai contée, mais l’ancre dans la réalité. Rodin se focalise uniquement sur la vérité des sentiments, qui ne sont pas véritablement nobles. Ainsi, privé de narration, d’explication, le public a pu s’identifier aux personnages et, offusqué d’être ainsi pris au piège, a qualifié l’oeuvre de « vulgaire » !

Et pourtant, contre toute attente, cette oeuvre lui est achetée par l’Etat pour être réalisée en marbre en vue de sa présentation à l’Exposition Universelle de 1889. Le délai est court, trop court. Rodin se décide donc à mettre en place un nouveau système de création. N’ayant présenté au Salon qu’une version peu coûteuse en terre cuite, il confie à un praticien expérimenté de sculpter la statue grandeur nature, directement à partir du petit modèle. Ceci lui fait gagner un temps précieux. Vous aurez donc compris que Rodin n’a pas sculpté cette oeuvre, comme beaucoup d’autres d’ailleurs : il modèle les 1e versions et aime travailler avec ses doigts. Cela n’enlève rien à son génie, puisque c’est lui qui a donné forme à l’idée première.

Mais revenons à notre histoire : le praticien n’achève pas la version en marbre, qui ne sera donc pas montrée à l’Exposition Universelle. Rodin, qui lui préférait d’autres oeuvres, ne fera achever Le Baiser qu’une dizaine d’années plus tard, en vue d’une exposition en 1898. La raison de cette reprise est simple et l’idée astucieuse : à ce même évènement, Rodin voulait présenter son récent Portrait d’Honoré de Balzac, dont il était certain qu’il déclencherait le scandale. Cela ne manqua pas d’arriver : le visage était trop déformé pour l’époque, et les critiques ne le comprenaient pas. Le Baiser paraissait plus sage à côté. L’oeuvre, qui a longtemps choqué, fut finalement saluée comme une icone très classique, aussi bien dans sa monumentalité que dans ses formes pures et équilibrées. La science de la composition dont Rodin a ici fait preuve avait, aux yeux du public, un caractère rassurant. Par un habile tout de passe-passe, l’artiste parvint à rendre cette sculpture acceptable en la confrontant à une oeuvre dont la modernité était fustigée.

Au fil du temps, l’aspect sulfureux qui avait dérangé les bourgeois bien pensants du XIXe s s’effaça et l’on admira bientôt Le Baiser en tant qu’image intemporelle du parfait amour. Il devint, aux côté du Penseur, une icône de l’oeuvre du maître, et fut même promue symbole de la France aux JO d’Atlanta en 1996 !